Odyssée arctique ... Requiem pour un fantôme ! Le MV Lyubov Orlova se met en scène depuis le moment où il a vu le jour, dans un chantier naval de Yougoslavie, en 1976, jusqu'à sa disparition, dans l'Atlantique Nord, en mars 2013, retraçant notamment avec de nombreuses photographies à l'appui, une de ses dernières "Odyssée arctique" dans la Baie d'Hudson (14-22 juillet 2009)...
Les heures de gloire
En février 2013, la presse spécialisée s'était mise à parler de moi ; à la lire, j'aurais disparu ; puis plus rien, jusqu'à ce 23 janvier 2014, où la presse généraliste cette fois, notamment d'Outre Manche, se mit à donner de mes nouvelles, car d'après le journal "The Sun", je serais en train de réapparaître, dans l'Atlantique Nord, au larges des Iles Britanniques !
Ma mémoire est abîmée, très parcellaire, notamment en ce qui concerne les faits récents ; mais j'arrive encore assez bien à me remémorrer les temps anciens.
Je m'appelle Lyubov Orlova.
J'ai vu le jour en 1976, en ex-Yougoslavie, dans les chantiers navals de Croatie.
J'étais destiné à naviguer dans les mers infranchissables, là où l'eau prend en glace pour devenir la banquise ; oui, vous l'avez compris, j'étais presque un brise-glace, un navire à coque renforcée, destiné à me frayer un chemin au travers de la banquise, en Antarctique puis en Arctique.
Dans la marine, beaucoup de noms sont masculins ; ne dit-on pas : un bâtiment, un bateau, un navire, un porte-avion, un cuirrassier, un destroyer ? Certes, il existe des goélettes, des frégates, mais on m'a baptisé avec le prénom et le nom d'une femme, ceux d'une actrice illustre : Lyubov Orlova ; aussi, je me suis souvent demandé si je n'étais pas destiné à devenir une diva des mers ?
En fait, du temps de l'ancienne URSS, tandis que les chantiers soviétiques construisaient navire de guerre sur navire de guerre, les pays satellites recevaient des commandes de paquebots, navires de charges et navires citernes.
Ainsi les chantiers Yougoslaves, Titovo Brodogradiliste Kraljevica mirent en service entre 1974 et 1977 une série de huit petits paquebots affectés à trois compagnies soviétiques :
Compagnie Murmansk Shipping Co : Alla Tarasova, Klaudiya Yelanskaya, Mariya Yermolova
Baltic Shipping Co : Antonia Nezhdanova
Far Eastern Shipping Co : Lyubov Orlova, Mariya Savina, Olga Sadovskaya devenant l'Ocean Star en 1995, Olga Androvskaya.
Comme vous pouvez le remarquer, ces noms sont tous féminins, correspondant à des héroïnes de l'Union Soviétique, honorées ainsi sous le régime communiste.
Mais, qui est donc Lyubov Orlova ?
Lyubov Orlova est une star du cinéma russe, des années 1930, que Joseph Staline appréciait. Elle est née, le 29 janvier 1902 à Zvenigorod, dans la banlieue de Moscou.
Son père, Petr Orlov, était officier dans l'armée impériale russe et sa mère, Evgenia Sukhotina, appartenait à l'aristocratie terrienne.
De 1919 à 1922, elle étudie le piano et le chant au Conservatoire de Moscou, mais elle n'obtient pas de diplôme. De 1919 à 1926, elle se consacre à la danse, puis travaille sur scène avec le réalisateur Nemirovich-Dantchenko.
En 1926, elle se marie avec Andrei Berezin, opposant politique emprisonné pendant de nombreuses années ; Orlova devient alors dépressive et s'adonne à l'alcool.
Elle rencontre le réalisateur Grigori Aleksandrov qui l'épousera ; elle deviendra la première star du cinéma soviétique d'avant la Seconde Guerre mondiale, grâce au premier rôle féminin, qu'il lui donnera, dans la première comédie musicale russe, Joyeux Garçons, en 1934.
Le contrôle de Joseph Staline sur l'industrie du cinéma soviétique était absolu ; aussi, il décerna personnellement à Orlova, le Prix d'Etat Staline pour ses premiers rôles dans Volga Volga et la Voie lumineuse.
Au début de l'invasion allemande, elle était avec son mari, en Lettonie, à Riga, pour tourner un film ; Grigori Aleksandrov fut gravement blessé par l'explosion d'une bombe ; ils furent évacués ensuite de Moscou à Bakou où ils tournèrent un film, mais ce dernier fut interdit par le Comité de la censure, au prétexte qu'il n'exaltait pas assez la lutte du peuple soviétique contre l'invasion nazie (Odna Semya, une famille, 1943).
Staline, lui-même, ordonna de supprimer une scène du film "Vstrecha na Elbe", Rencontre sur l'Elbe (1949), car il ne supportait pas les filles à demi-nues dansant sur une musique de jazz américain, tout en célébrant la victoire ; cependant il garda pour lui l'original non censuré, et il montra parfois à ses invités cette scène qu'il aimait !
La plupart de sa carrière se déroula avec son mari, mais elle tourna quelques films avec d'autres réalisateurs.
Elle retrouvera le chemin du théâtre, après 1955, au Mossoviet de Moscou.
Orlova, jusqu'à la fin de sa vie, souffrit d'un problème médical rare, à savoir une sensibilité à la lumière du jour, d'insomnie et d'une dépendance médicamenteuse ; elle fut la première star du cinéma russe à utiliser la chirurgie esthétique, mais elle refusait d'être photographiée, se cachait du public et passait beaucoup de temps, enfermée chez elle.
Elle mourrut, le 26 janvier 1975, d'un cancer du pancréas, et sera inhumée trois jours plus tard dans le cimetière de Novodevitchi à Moscou.
On retient habituellement de sa filmographie :
La Nuit de Saint Pétersbourg, 1933
Joyeux Garçons, 1934
Le Cirque, 1936
Volga Volga, 1936
La Voie Lumineue, 1940
Le Printemps, 1947
Rencontres sur l'Elbe, 1949
Glinka, 1952.
Pour ceux qui souhaiteraient plus d'informations sur celle dont je porte le prénom et le nom, vous trouverez de nombreuses informations sur Lyubov Orlova ici.
Alors, si je m'appelle Lyubov Orlova, qui suis-je vraiment ?
Je suis Lyubov Orlova, un navire de croisière d'expédition, de la classe Mariya Yermolova, un des huit paquebots construits par les chantiers Yougoslaves Titovo Brodogradiliste Kraljevica, sur lesquels on ne sait en fait que peu de choses, car nous étions utilisés sur des liaisons courtes, desservant la route du Nord, dans l'océan Arctique, destination très condifentielle et stratégique à l'époque ; de cette armada, à part moi, il ne reste plus que le Alla Tarasova, devenu le Clipper Adventurer, rebaptisé plus tard le Sea Adventurer.
Ma construction a été lancée en 1975, pour une mise en service le 19 juillet 1976 : une coque renforcée (classe de glace 1A), 100 mètres de long, 16.2 mètres de large, tirant d'eau de 4.6 mètres, 3 900 tonneaux de jauge brute, une puissance sur deux moteurs Burmeister de 3 886 kw (5 280 cv), vitesse de 17 noeuds, un maximum de 206 passagers pour un équipage de 100 membres ; en somme rien d'exceptionnel.
Au cours de ces décennies, j'aurai connu :
Plusieurs armateurs : Far Eastern Shipping Compagny (1976-1999), Marine Expeditions (1976-1992), Neptune International Shipping (2012-?)
Plusieurs pavillons : Union soviétique (1976-1992), Fédération de Russie (1992-1999), Iles Cook (1999-?)
Plusieurs ports d'attache : Vladivostok (1976-1999), Avatiu (1999-?).
Dès mes débuts, j'effectue des croisières en Antarctique, enmenant avec moi un bon nombre d'élites du pouvoir soviétique.
En 1981, j'obtiens la médaille de l'Ordre de l'Amitié des Nations, pour avoir participé à un sauvetage en mer.
En 1999 et 2002, je subis des rénovations, et suis affrété successivement par Marines Expeditions, puis Quark Expeditions pour l'Antarctique, et enfin par Cruise North Expeditions pour l'Arctique.
L'année 2006 aura été une année noire, car je me suis échoué, le 27 novembre, en Antarctique, sur l'Ile de la Deception ; déséchoué et remorqué par le brise glace espagnol Las Palmas, j'ai pu néanmoins rejoindre Ushuaia.
Par la suite, j'ai eté affrété par Cruise North Expeditions, pour le Grand Nord Canadien, en Arctique, où j'ai effectué des croisières dans la Baie d'Hudson, le long de la Terre de Baffin et de la côte nord du Labrador, jusqu'au Passage du Nord-Ouest, croisières ayant notamment eu lieu du 22 juin au 25 août 2009, avec des circuits de huit à douze jours, baptisés : Odyssée Arctique, Exploration Arctique, Aventure en Terre de Baffin, Montagne des Esprits, Haut Arctique.
Je me rappelle particulièrement la croisière, qui s'était déroulée en juillet 2009 : elle s'appelait "Odyssée Arctique" ; le 14 juillet, après avoir pris des touristes venant de Montréal par Air Inuit, j'avais croisé dans la Baie d'Hudson, partant de Kuujjuaq (Nunavik) à Churchill (Manitoba), en passant par Akpatok Island, Diana Island, Opingivik Island, Kangiqsujuaq, Cape Wolstenholme, Ivujivik, Coats Island, Marble Island et Walrus Island.
Le "boss" et un couple de Français avaient particulièrement retenu mon intention.
Le patron de Cruise North Expeditions était à mon bord : c'était Dugald Wells, menant l'expédition main dans la main avec le commandant russe. Il montrait en permannce qu'il faisant tout pour mener à bien le plan qui avait été expliqué à ceux qui étaient venus capturer le maximum de souvenirs.
Une fois, aux abords de l'Ile d'Akpatok, où il avait annoncé la possibilité réelle de voir des "polar bear", il décida de faire mettre les zodiacs à la mer, pour tenter un débarquement, alors que la mer était grosse, et que l'île était noyée dans le brouillard ; bien entendu, ce fut un flop, mais il avait prouvé qu'il avait essayé.
Une autre fois, à Churchill, alors qu'il était sûr de la présence des baleines blanches, il n'hésita pas, en pleine nuit, à quatre heures du matin, à réveiller tout le monde, à faire mettre les zodiacs à la mer, perdus dans une véritable purée de poix...mais quel spectacle de voir ces bélugas détachant leur silhouette couleur blanc crème, entre les boudins noirs des zodiacs, le nez dans le moteur !
Grand bonhomme ce Dugald, mais quelle idée a-t-il eue de quitter l'Arctique ? Car je me suis laissé dire qu'il était parti pour des mers plus chaudes..., qu'il était en passe de devenir le Président de Cuba Cruise, et qu'il organiserait un iténéraire de circumnavigation de Cuba, à bord d'un bateau de luxe, le Louis Cristal. Qu'est-ce qui avait bien pu le motiver ainsi ? Avait-il eu froid, et avait-il besoin d'être réchauffé à tout jamais, quand à la suite d'un pari avec un couple d'Américains à bord, il avait plongé et nagé devant tout le monde, pendant 2 à 3 minutes, à Marble Island, dans l'eau glacée de la Baie d'Hudson ?
Il y avait aussi un couple de Français, immergés dans une croisière anglophone, où ils prenaient l'eau ; certes, pour dire bonjour, comment allez-vous, bonne nuit, partager un repas, cela avait l'air d'aller, mais dès qu'il s'agissait d'écouter une conférence sur les écosytèmes, sur la chaîne alimentaire de l'Océan Arctique, sur l'ours polaire, ou sur la reproduction du guillemot, alors il me semblait qu'il n'y avait plus personne ; certains soirs, du reste, je ne voyais pas le mari qui restait en cabine. Mais ils n'étaient pas sans ressource. En effet ils avaient repéré une famille de compatriotes mais aussi des Canadiens francophones, qui curieusement semblaient éviter de parler Français, peut-être pour mieux se noyer dans cet univers anglophone. Ils réussirent à organiser un groupe n'ayant ni peur et ni honte de parler Français, si bien qu'après s'en être ouverts à un guide Québécois, qui jusqu'alors ne parlait qu'en Anglais, ils avaient réussi à obtenir qu'avant de partir en zodiac, un résumé de ce qui allait être vu soit fait en Français, et qu'il en soit de même le soir, au cours du résumé de la journée.
Etait-ce leur première croisière arctique ou tout simplement leur première croisière ? Je me posais la question, car ils étaient bardés d'appareils photographiques et de caméra. Ils me mitraillaient sous tous les angles, de gauche à droite, de droite à gauche, d'avant en arrière, d'arrière en avant, d'un pont à l'autre, de haut en bas et de bas en haut, lorsqu'ils me quittaient pour monter sur un zodiac ou lorsqu'ils revenaient d'une virée en mer ou à terre, bref cela n'arrêtait pas. J'avais l'impression qu'ils allaient me mettre en scène, m'illusionnant comme je le pensais parfois de façon fugitive, que j'étais une diva des mers..., à moins qu'ils n'aient été saisis par une prémonition !
La compétition était rude entre ce couple de Français et ce couple d'Américains, qui je crois, venaient de New York. A chaque débarquement pour visiter un village Inuit, les Américains quittaient le groupe et se précipitaient dans l'unique magasin où ils faisaient main basse sur les plus belles pièces d'artisanat local ; lorsque les Français arrivaient plus tard avec le groupe, ils ne restait que des broutilles ; aussi une fois, ils sortirent du rang pour arriver les premiers ; mais là-encore, la barrière de la langue joua contre eux ; se croyant en territoire francophone, au Nunavik, dans le Grand Nord du Québec, ils comprirent vite que les vendeurs maîtrisaient beaucoup mieux l'Anglais que le Français. Alors rideau ? Pas si sûr, car face à Ivujivik, le soir après avoir jeté l'ancre, Cruise North Expeditions avait organisé un barbecue sur le pont arière ; Dugald Wells avait invité un sculpteur Inuit très connu ; au cours de cette soirée, une magnifique sculpture, ornée de bois de renne, fut mise aux enchères. C'était peut-être l'occasion de la revanche pour ces Français. Au bout de quelques tours d'enchères il ne restaient plus que ces deux couples. La pièce était très belle, lourde et encombrante ; aussi comment la faire venir en Europe ; là-encore, la barrière de la langue était presque infranchissable ; en effet, comment poser des questions et surtout comprendre les réponses alors que les enchères montaient : USD 1 000, 1 500, 2 000, 3 000, 3 500 ? Jet de l'éponge ; cette oeuvre inuit irrait à New York acompagnant celles récoltées les jours précédents. Et quelle rage avaient-ils ces Français, quand ils découvrirent, le lendemain, que Cruise North Expéditions avait procédé à l'emballage de cette oeuvre d'art, dans une caisse destinée à voyager par avion, et que l'adresse complète du destinataire était déjà dessus !
Ces Français, je les ai vus pour la dernière fois, le 22 juillet 2009, alors que l'Odyssée Arctique touchait à sa fin.
Ils ont définitivement disparu de mon regard, dans la brûme épaisse de Churchill, Manitoba.
Que sont-ils devenus ?
Il paraît qu'ils sont partis avec près de trois heures de retard, car les conditions de visibilité interdisaient tout décollage.
Et je me suis laissé dire, qu'arrivés à Montréal, ayant plus de six heures à attendre la correspondance pour les Iles de la Madeleine, ils se seraient alors vengés des brimades qu'ils avaient subies, n'ayant pas réussi à emporter une sculpture inuite dite de ce nom, mais s'apprêtant à repartir avec seulement quelques "petits souvenirs".
Aussi, après avoir mis tout ce qu'ils pouvaient à la consigne de l'aéroport, mais emportant avec eux leur valises de cabine contenant toutes leurs boîtes à images, habillés de façon loufoque afin d'éviter le surpoids dans les valises de soute (grosses chaussures de marche, pull-over et blouson noués à la ceinture, sac à dos), ils auraient hélé un taxi pour les emmener à la Galerie LE CHARIOT Art Inuit - 446, place Jacques Cartier, Montréal, Québec, H2Y 3B3, une des plus grandes, sinon la plus importante galerie d'art Inuit de toute l'Amérique du Nord.
Quelle dégaine avaient-ils, et tout d'un coup quel sentiment presque de peur pour ce couple qui tenait cette galerie, obligeant ces Français à déposer leurs valises, leurs sacs à dos et leurs vêtements derrière les comptoirs, tout en essayant de comprendre ce qu'ils venaient faire là. Il aura fallu un bon quart d'heure pour que la glace fonde, après avoir expliqué qu'ils arrivaient de Churchill, ayant terminé une "Odyssée Arctique" à mon bord, le Lyubov Orlova, dans la Baie d'Hudson, et qu'ils partaient ensuite une semaine aux Iles de la Madleine, puis à l'Ile de Bonnaventure pour y voir la plus grande colonie au monde de fous de Bassan !
Au bout de deux heures, achat de deux magnifiques pièces, d'une trentaine de centimètres chacune : un ours dansant, et un Inuit jouant du tambour, sculptures livrées deux mois après dans le même style de caisse que celle entrevue à mon bord, le lendemain de la mise aux enchères.